Au cœur du système de santé français, une bataille silencieuse se joue. Celle des internes en médecine en situation de handicap, souvent invisibles et démunis face à un cursus exigeant qui peine à s'adapter. À Nice, Carla Magaud, jeune médecin et vice-présidente de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI), mène ce combat, armée des résultats d'une enquête nationale inédite qui révèle l'ampleur du problème.
Son engagement, nourri par son expérience personnelle, met en lumière les failles d'un système qui forme ses soignants à prendre soin des autres, mais oublie souvent de prendre soin des siens. Les chiffres sont éloquents et appellent à une prise de conscience et à des actions concrètes pour une meilleure inclusion.
Les points clés
- Une enquête nationale révèle que 70 % des internes en situation de handicap ignorent leurs droits.
- Seul un tiers des internes concernés bénéficient d'aménagements, et parmi eux, deux tiers seulement voient ces aménagements respectés.
- Les handicaps les plus fréquents sont invisibles, comme les troubles psychiques ou les maladies chroniques, ce qui accentue la stigmatisation.
- Carla Magaud, vice-présidente de l'ISNI, plaide pour un cadre national et un accompagnement précoce dès le début des études.
Une enquête aux résultats alarmants
Jusqu'à récemment, le débat sur le handicap dans les études de médecine reposait principalement sur des témoignages individuels. Pour objectiver la situation, l'ISNI a lancé la première enquête nationale sur le sujet. « Les institutions nous demandaient des chiffres, nous n’avions que des témoignages. Il fallait objectiver les difficultés vécues par nos confrères », explique Carla Magaud.
Les résultats de cette enquête, validée par un comité d'éthique, sont sans appel et dessinent un paysage préoccupant. Le chiffre le plus marquant est sans doute celui-ci : 70 % des internes concernés déclarent ignorer leurs droits. Cette méconnaissance massive a des conséquences directes sur leur parcours.
En effet, seul un tiers des internes en situation de handicap bénéficie d'aménagements spécifiques. Pire encore, parmi ce petit groupe, deux tiers rapportent que ces aménagements ne sont pas toujours respectés sur le terrain. Une double peine qui laisse de nombreux futurs médecins dans une grande précarité.
Le handicap invisible, un obstacle majeur
L'enquête révèle que les handicaps les plus fréquents chez les internes ne sont pas moteurs, mais invisibles. Il s'agit majoritairement de troubles psychiques ou de maladies invalidantes chroniques comme le diabète ou l'endométriose. Cette invisibilité rend la reconnaissance plus difficile et alimente la peur de la stigmatisation, poussant de nombreux étudiants à taire leur condition.
Un système qui manque de suivi
Comment en est-on arrivé là ? Une partie de la réponse se trouve dans la structure même des études de médecine en France. Aucune aptitude physique ou psychologique spécifique n'est exigée à l'entrée, ce qui est un principe d'ouverture louable. Cependant, cette absence de sélection initiale a un effet pervers : un manque criant de suivi et d'adaptation du cursus pour les étudiants qui en auraient besoin.
L'enquête de l'ISNI montre que près de la moitié des internes concernés avaient déjà leur handicap avant même de commencer leurs études. « Beaucoup ne connaissent pas leurs droits et ne savent pas qu’ils peuvent demander des aménagements dès le début de leurs études », souligne Carla Magaud. Ils s'engagent alors dans un parcours extrêmement exigeant sans le soutien nécessaire.
« Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas faire médecine, c’est qu’ils ne disposent pas des ressources nécessaires pour exercer dans de bonnes conditions. »
Les conséquences de ce manque d'accompagnement sont parfois dramatiques. Les témoignages recueillis par Carla Magaud font état de parcours chaotiques : stages invalidés sans explication claire, longues périodes d'arrêt de travail pouvant aller jusqu'à un an, et une détresse psychologique profonde.
Le parcours personnel comme moteur du changement
Si Carla Magaud porte ce combat avec autant de conviction, c'est qu'elle l'a elle-même vécu. Née avec un handicap moteur, elle a traversé tout son cursus médical en s'aidant d'une béquille. Elle reconnaît avoir eu la chance d'être bien accompagnée durant ses premières années d'études à Montpellier.
C'est à son arrivée à Nice pour son internat qu'elle a découvert un « vide ». « Personne ne savait quoi faire, ni comment m’aider », se souvient-elle. Il lui a fallu six mois de lutte pour obtenir des aménagements pourtant essentiels à sa condition, comme la suppression des gardes de 24 heures et des horaires allégés.
Épuisée, elle a contacté le syndicat local, qui l'a soutenue. De cette expérience est né son engagement. Aujourd'hui, elle est responsable du pôle handicap au niveau national. « Ce combat, c’est le mien, mais c’est aussi celui de tous ceux qu’on n’entend jamais », affirme-t-elle avec force.
Des conditions de travail déjà dégradées pour tous les internes
Le combat des internes en situation de handicap s'inscrit dans un contexte plus large de souffrance au travail. Une enquête de 2023 (ISNI/ISNAR-IMG/FNSIP-BM) révélait que les internes travaillent en moyenne 59 heures par semaine. Ces conditions extrêmes ont des répercussions sur leur santé mentale :
- 66 % des internes seraient en burn-out.
- 52 % présenteraient des symptômes anxieux.
- 27 % souffriraient d'épisodes dépressifs.
- 21 % auraient des idées suicidaires.
Pour les internes en situation de handicap, ces difficultés systémiques sont exacerbées par le manque de soutien adapté.
Vers une politique d'inclusion nationale ?
Face à ce constat, Carla Magaud et l'ISNI plaident pour des changements structurels. L'objectif est de créer des parcours coordonnés qui assurent une continuité de l'accompagnement entre l'externat et l'internat, et de proposer une orientation mieux adaptée aux capacités de chacun.
« Si on proposait aux étudiants un accompagnement dès le début de leurs études, sans stigmatisation, beaucoup de drames seraient évités », insiste-t-elle. L'enjeu est d'intervenir très tôt, avant que les situations ne deviennent critiques et que les étudiants n'arrivent au syndicat en dernier recours.
Des initiatives locales émergent. À Nice, sous l'impulsion du doyen, le Pr Jean Dellamonica, la faculté a signé la charte Romain Jacob pour l'accès aux soins des personnes handicapées et a mis en place une semaine de sensibilisation. C'est une avancée que Carla Magaud salue, tout en pointant les fortes disparités territoriales.
Pour elle, la solution ne peut venir que d'en haut. « Ce qu’il faut, c’est un cadre national clair, une politique d’inclusion à part entière », conclut-elle. Un appel pour que le système de santé français applique à ses propres futurs professionnels les principes d'inclusion et de soin qu'il promeut pour ses patients. Le chemin est encore long, mais la prise de conscience est en marche.





